Matières spéculaires
Solo Exhibition, presented by Nadine Fattouh. Fine Arts. Jacques Leegenhoek Gallery, Paris. March 14th – April 6th 2024.
Dans la série Matières spéculaires Nagham Hodaifa explore le thème du miroir, «maître des peintres», selon Leonard de Vinci. Il est chez l’artiste, bien plus qu’une surface polie qui réfléchit la lumière, mais un outil de contemplation, de rêverie, d’observation du temps qui passe. Il est aussi le lieu de la recherche de soi, d’une mise en abîme qui permettrait d’accéder à une vérité intérieure.
Variations sur un même thème, la série Matières spéculaires, revêt aussi une valeur métaphorique. Elle pose sans équivoque la question de notre rapport complexe à nous-mêmes et à l’autre, dans la dualité de fait, entre l’image et la réalité matérielle, entre l’autre et soi ; espace fragile que celui entre l’autre et soi qui est pourtant le terreau de l’altérité, de l’inspiration et de la création artistique.
Sur des toiles de grands formats, où l’artiste trouve le terrain adéquat pour exprimer sa fougue et la liberté de sa touche, se déploient des couleurs vibrantes. Les pigments broyés à l’atelier (à l’ancienne), se déploient dans des dominantes de verts (vert canard, vert bleuté, vert émeraude, vert anglais, vert Véronèse …), parfois rééquilibrés par des rouges flamboyants et des couleurs or. C’est une matière épaisse qui recouvre la toile, déposée énergétiquement, dans un corps à corps avec la peinture qui dit aussi, tout simplement, le bonheur de peindre.
Vues d’exposition à la galerie Jacques Leegenhoek, Paris
Miroirs
« Le visible est-il le vrai ? L’image est-elle ressemblante à mon être lequel lui échappe à l’infini. » Pour Nagham, la question n’est pas ce que l’on voit mais ce que le miroir ré-vèle (revoile). C’est au seuil de cet invisible que débute la quête spirituelle. L’intention de cette série de femmes au miroir, lequel devient l’image de tous les miroirs, n’était pas de faire un autoportrait. Dans sa duplicité, porteur de vérité et de non vérité, le miroir qui propose au peintre de saisir le sujet se regardant, tend un espace imaginaire très fécond.
Le miroir menteur qui joue d’inversions, de déplacements, de conversions n’est-il qu’illusion ? Il nous confronte à une naissance continue, jouant l’impermanence contre la durée du tableau qui fixe le moment de la révélation, l’inscrit dans l’épaisseur du temps, convoque le caractère, l’identité… Le tableau traite du sujet tel que l’éternité le change malgré la succession des formes. La présence du rideau évoque ici le voile ; le miroir révèle une part d’insondable, ajoutant à l’énigme cette part d’ambiguïté du sens : symétrie, entrée sortie, caché révélé, dehors intime. D’elles à elle, miroir l’un de l’autre, ces tableaux évoluent dans la variation : il y a identité dans la différence, de l’autre dans le même.
L’ici engendre un ailleurs. Le face à face nous révèle, par-delà la surface, une face du monde immatérielle, imaginaire, aux prises avec son autre. Re-véler c’est voir autrement. Non se mirer, mais déceler ce qui est en gestation, ce qui sera. Ainsi l’art éternise l’instant.
Matières, lumière.
Il est un autre rappel cher à Nagham, consistant à retrouver la manière et à la matière « artisanale » des peintres. Préparer la couleur, malaxer longuement, sensuellement, les pigments et la pâte, énergie colorante, les poser dans un élan, une exécution puissante. Elle se dit « attachée au matériau pictural brut. Avant mon arrivée en France j’étais totalement libre dans ma peinture qui était à la limite de l’abstraction ; puis suivront à partir de 2010 le morcèlement du corps, le corps paysage… Maintenant, là, je reprends cette liberté. Restée trop longtemps sur le seuil – cette incitation à aller au-delà – j’ai traversé le passage. Tout est permis dans la liberté du geste, des couleurs. » Son art accomplit l’audace d’un retour. Elle reprend l’hybridité du concret et de l’abstrait, de la nature et de la chair dans ces figurations avec seuil, fenêtre, porte, rideau, avec paysage. L’ouvert. Ici, sur le même plan, l’eau, le feu entrent dans le tableau, composent avec lui. Le drapé rejoint le flot, la vague, le nuage, le brouillard et la chevelure s’entremêlent, cheveux et miroirs s’embrasent. Les énergies circulent, les couleurs s’échangent jusqu’à embraser la matière en fusion des re-commencements. La dixième toile réalise en soi l’union du Tout et l’harmonie de la vie vulnérable avec l’univers.
Telle la blancheur de la lumière, l’intense feu héraclitéen fond tous les états de la nature, de la matière picturale. Une transmutation est à l’œuvre ; un Phénix renaissant.
C’est une entrée picturale, un commencement que peignent ces représentations qui nous confrontent à l’énigme du miroir. Le moment inaugural d’une étape qui conduit Nagham du franchissement à l’affranchissement. Synthèse des travaux antérieurs, ce cycle récapitule des moments de l’Art, allégorisant le dialogue entre les arts et les artistes, se réappropriant le regard de maîtres inspirés par le corps féminin, s’y intégrant en tant que femme. Ce renouement signe un renouveau : l’intrusion d’une femme dans la Peinture. Nagham interroge, brosses en main, la féminité de l’art dans sa représentation, sa vocation, sa fécondité. Engendrer ces images du double, de l’autre, de soi, s’est révélé être un auto engendrement, naissance en pleine maturité, en plénitude. La leçon du miroir s’est faite fécondité de l’art.
Ce cycle époustouflant d’une année se lit comme un déroulé, celui d’une histoire intime, d’un corps à corps avec le miroir, avec la Peinture, lors d’une interrogation, d’une éclosion, de l’avènement d’une passation.
extraits du texte : « Nagham 2023 Femmes au miroir » par Martine Monteau publié au catalogue d’exposition Nagham Hodaifa, Matières spéculaires, du 14 mars au 6 avril 2024, présentée par Nadine Fattouh – Fine Arts, Galerie Jacques Leegenhoek, Paris, 2024.