Musée de l’Institut du monde arabe, 20e Journées européennes du patrimoine, 21 et 22 septembre 2019, Paris. [photos par © Alice Sidoli | IMA, Randa Maddah, Lam Duc Hien | Vu]

Le divertissement dans un jardin est un thème récurrent dans le répertoire figuratif arabo-musulman, que ce soit dans la peinture des manuscrits ou sur les objets d’art, en céramique, en métal ou encore en ivoire. Dans un écrin végétal, poètes et musiciens divertissent les princes et leur cour. Au -delà d’une délectation profane, il existe une dimension spirituelle, le jardin étant l’avant-goût sur terre du paradis.

L’artiste plasticienne Nagham Hodaifa, accompagnée par le Duo Sabîl Ahmad al Khatib au oud et Youssef Hbeisch aux percussions – adaptent avec leurs instruments des vers du poète andalou Ibn Zamark qui ornent, entre autres, le bassin dans la cour des Lions de l’Alhambra à Grenade.

Nagham Hodaifa calligraphie au fusain et au pastel ces vers en miroir sur un long rouleau, suivie et portée par une composition originale d’inspiration arabo-andalouse du Duo Sabîl. Traits et notes, gestuelle et rythmes s’entremêlent, se confondent… deviennent mirage.


Les samedi 21 septembre, à 15h, et dimanche 22, à 10h 30, ont été l’occasion pour Nagham Hodaifa de sa seconde prestation d’environ 75 minutes, intitulée Mirage-Sarâb. Ahmad Al Khatib et Youssef Hbeisch accompagnaient aux rythmes du oud et des percussions sa « danse graphique » sur un rouleau de vélin d’Arches (de 10 x 1,13 m).
Ici, ce n’est plus le cercle mais le carré long qui guide l’artiste s’inspirant d’un poème épigraphique d’Ibn Zamrak (1333-1393), poète et ministre à la cour andalouse. Par ces vers elle nous transporte dans les jardins de l’Alhambra, à Grenade : interprétant allées d’eaux et de verdure, combinant les images et les souvenirs du poème gravé dans le marbre de la Fontaine aux Lions et son reflet, des rigoles qui se croisent dans la cour des Lions, du miroir lisse du bassin de la cour des Myrtes, dit « la Mer », des jets d’eaux tumultueux, des plantes. Les fastes du palais saisis sous les rayons et les ombres.

Ne vois-tu pas l’eau déborder d’eaux / Quand la vasque la tient enclose ?
Tel un amant retient ses larmes / Pour ne pas trahir son amour
(…)
L’inanimé se confond avec ce qui bouge / On ne sait plus lequel s’écoule
Si tu voulais faire éclore une vérité / Ce que tu visais tu l’as
La fontaine chahute le Tout / Comme un nouveau-né fait danser le monde qui le porte

(Extraits du 2e des 165 versets de l’ode et 3 vers de l’inscription épigraphique de la Fontaine au Lion, traduits de l’arabe par I. Alata et M. Monteau)

Couchée sur le papier, se déplaçant avec grâce et aisance, l’artiste procède par étapes.
Nagham calligraphie en arabe ces vers, bilatéralement, le long du rouleau d’Arches, portée par le souffle d’une musique arabo-andalouse. Les notes suivent ses traits, ponctuent, rythment sa gestuelle. La calligraphie redoublée du poème composé en miroir, suit le texte finement ciselé dans la pierre caressée de soleil, son reflet inversé dans l’eau claire de la vasque.
Alors que la musique s’accélère, se déchaîne, d’un geste effaceur, l’artiste obscurcit au fusain, à larges passages de brosse, de rouleau, d’éponge, des deux mains gantées, l’une puis l’autre bandes écrites en symétrie, séparées par l’épaisse ligne médiane tracée à la gomme. La calligraphie disparaît sous l’estompe ou transparaît plus noire, plus appuyée. Bientôt tout le rouleau est grisé, passé au noir, sauf deux lignes de bordure intouchées. En musique, Nagham brouille, efface, trace, et ses pieds dansent, sautent, et ses cheveux, ses reins. Le dessin vit.
Sur ce fond assombri, le peintre ajoute des traits à la craie. Ci et là, elle pose des touches, des éclats blancs – arpèges, ondes, clapotis, soupirs, vaguelettes, gouttes d’eau, bouillonnements, brillances, étincelles – alternativement à droite, à gauche, sautillant à reculons sur le support papier, ou penchée, ses longs cheveux caressant la feuille. Des zigzags, des tracés verts suivent l’onde et ses remous, ses transparences, ses turbulences, la traversée de l’ombre sous les tunnels de verdure. Tout se met à vibrer, à scintiller au son des instruments, de la gestuelle. Les éléments fusionnent et dansent dans la lumière, dans le courant ; murmure et parfum, jets d’eaux, jeu d’ombres, creux et reliefs du minéral, bougé des arbres célèbrent le mariage et le mirage de tous les sens. Le Jardin métaphorise les noces de la Terre et du Ciel. Le charme nous tient.

Tentons de suivre le propos esthétique de Nagham Hodaifa, en relevant les points communs aux deux performances.
Comme l’art des jardins de l’islam, l’art nasride de Grenade où la nature et le minéral, l’architecture, le décor, les quatre éléments s’entrelacent, où la géométrie et la matière deviennent prière, la plasticienne travaille à unir les arts. Dans cette volonté d’alliance, les échos du passé, les correspondances, inspirent sa vision et ses formes. Le recueil intime de la Nuit ouvre sur le Cosmos. Le miroir des eaux révèle et voile l’Un. Musique, poésie, calligraphie, dessin, peinture, chorégraphie s’accordent à recréer ces moments de communion avec le public. Il s’agit d’unir aussi les techniques et les voies d’Orient et d’Occident par le raffinement du geste, la beauté plastique, le plaisir visuel partagé en cercle.

La calligraphie (al-khat al-diwani), Nagham l’a apprise vers six ans, avec l’écriture, auprès de son père. Cet exercice codifié est une ascèse qui exige calme, concentration, rigueur, souplesse et dextérité. Nagham s’y appliquait, y trouvait plaisir. Dans sa douzième année, elle abandonna cette pratique et ses contraintes pour se donner passionnément à la peinture. Révoltée contre la lettre, contre la règle, elle exprime son vœu de liberté en brouillant et noircissant le texte : acte violent qui a pu offusquer certains car en Orient l’Écriture, la Lettre ornée, vénérées sont sacrées. C’est depuis peu qu’elle a repris la voie de l’encre et du calame.

La performance artistique de Nagham Hodaifa est aussi bien un spectacle physique, une chorégraphie incarnant la « danse encrée », série croquée sur le vif, en 2008-2010. Après avoir fait danser ses toiles (en 2009), c’est son corps, dessinant à même le sol, évoluant en plénitude sur le dessin, s’articulant à même le support à la calligraphie, qui devient « écriture » cursive, corps-pinceau, dans une étreinte charnelle avec la lettre. Toute elle – tenue, gestes déliés, postures plastiques, mouvements fluides, déploiement d’énergie, longue chevelure, pas, traces – participe de l’œuvre. Souple, leste, rapide, repliée, accoudée, jetée dans l’acte graphique, couchée avec application et sûreté sur le corps du poème, elle est recueillement et méditation. Dressée, penchée, son corps-medium devient effervescent, dansant, dans ses allers-retours, à rebours, au rythme effréné des percussions. Peignant, elle exalte ce qui bouge, le fugitif, le changeant, l’instable, le tremblé, le mouvement. Tout exprime sa jouissance, son élan vital, créateur. Elle est l’eau libre, vif argent. Nagham habite, vit sa peinture.

Ses prestations unissent aussi les temps, conjuguent les moments : la première reprend le cycle des heures, des jours, des ans ; la seconde l’image du fleuve temps. L’époque du poème, son propre passé calligraphe et le présent de l’interprétation. La mémoire des lieux, l’histoire de Grenade et sa visite du Jardin, ses sensations vives, ses impressions. La splendeur des cours andalouses, les princes qui s’y succèdent, la renvoient à l’humilité de son enfance, aux corvées quotidiennes et millénaires des générations de femmes évoquées par trois gestes : grand-mère qui roule le grain, mère qui pétrit la pâte, enfant qui saute à la corde, à la marelle. Nagham Hodaifa s’offre aussi à ces moments de célébration collective qui rythment l’année culturelle des Musées.

Tel le temps qui construit et détruit, les étapes de la création de l’artiste semblent suivies de destruction. L’élaboration première (ici de la calligraphie) subit un passage au noir. La clarté du dessein, du tracé, du papier s’enténèbre. Effacement, estompe, brouillage, surcharges l’assombrissent, saturent, submergent la surface. Le regardeur, captivé, impuissant à arrêter le geste effaceur, éprouve une sorte de déception. D’aucuns pensent à la guerre, à l’orage. Tout se mêle dans cette bataille de la lisibilité, corps et craies, fusain, matière et manière. Les pas, les gants noircis ajoutant leurs empreintes rendent le dessin charnel, sensuel. Vecteur de l’émotion, le tumulte qui emporte l’artiste se communique au public. Du sens ressortira-t-il du combat dessous-dessus, dedans-dehors, de l’indistinct, du confus, de l’obscur, de la Nuit ? L’œuvre, allusive, suggère plusieurs moments d’engendrements… L’art est réminiscence, il prend en compte avec les résurgences, les déchirures, les pertes, les traumas. Encombré de gris l’enfoui fait signe…

Traces et scellements conspirent dans cette apparition / disparition. L’estompe, sous les gris, la surcharge des traits fait voile, révélant sous les transparences le jeu du visible et du lisible. Mi-caché, mi-effacé, le poème s’est fait palimpseste, transparaissant au fil de l’onde, de la musique, miré sous le rideau mutant de l’eau, des larmes, des cheveux, de la pluie, des rais lumineux, sous la profusion des ramures. Le souvenir revient, son éclat charrié par l’eau, le canal, le fil du temps…

Extraits de l’article de Martine Monteau, « Deux performances de Nagham Hodaifa à l’IMA Les Atours de la nuit et Mirage-Sarâb », publié dans le site officiel de l’institut du monde arabe, le 8 nov. 2019.